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SF2M INFO SEPTEMBRE 2022

 
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Auteur : Alain THOREL
Éditorial : Sidération !!!
Parution : 15/09/2022

Sidération !!!

Le 24 février dernier, contre toute logique rationnelle, la Russie envahissait l’Ukraine, balayant d’un coup quelques-unes de nos certitudes européennes les plus ancrées, construites petit-à-petit sur les champs de ruines de la 2e guerre mondiale ; l’intangibilité des frontières, la paix par les échanges économiques, l’indicibilité de l’arme nucléaire, une industrie européenne largement construite sur une énergie à bas coût, la mondialisation heureuse, l’appétence universelle pour un mode de vie occidental…

Ces certitudes, dont on pensait qu’elles avaient vocation à inéluctablement diffuser, sont devenues radicalement… incertaines, dans un contexte environnemental et sanitaire qui rajoute encore plus de gravité et d’anxiété à la situation. De décisions au mieux naïves à l’action d’une soft-power assidue, de l’idéologie à la recherche de profits, d’intérêts individuels à la quête effrénées aux bas prix, nous constatons avec effarement que des relations économiques internationales sont devenues au mieux des relations de dépendance, au pire une arme stratégique.

Au-delà de la souffrance, de l’injustice et des atrocités subies par un pays souverain à nos portes, dans le cadre de ce SF2M Info essayons d’appréhender les enjeux matériaux et énergie à court, moyen et long termes.

Le drame qui s’est joué dans l’emblématique usine Azovstal, fondée en 1930 pour produire du coke, du fer, de l’acier et des produits semi-finis plats et longs, a sans doute marqué certains d’entre nous, qui y avaient des collaborations. L’usine est détruite, alors que ses marchés vers l’Italie, la Turquie et le Royaume Uni étaient en croissance en 2020.

Pour la transition énergétique, le développement de l’éolien, du photovoltaïque, des batteries, des piles à combustibles ou électrolyseurs, nécessite de grandes quantités de nickel, de cobalt, de lithium, de platine, ou d’autres terres rares ou éléments de transition : le Dombass et la Russie détiennent d’importantes réserves de ces éléments. La Russie produit par exemple 37% du palladium et 12% du platine mondiaux, le platine restant étant localisé essentiellement en Afrique du Sud, pays dont la stabilité actuelle ne permet pas d’envisager sereinement une solution alternative pérenne. Or, platine et palladium sont des catalyseurs indispensables pour les pots catalytiques, les piles à combustible et autres électrolyseurs basse température.

Les terres rares sont aussi, comme on le sait, produites en grandes quantités par la Chine, qui verrouille certains produits finis comme les aimants à terres rares, et la situation dans la Mer de Chine ne nous rassure pas. Le prix du nickel a quintuplé en quelques jours après le début de l’invasion, et le prix du cobalt, ainsi que de l’aluminium, a explosé ; le cours du fer et du cuivre fait le yoyo au gré de la remontée des taux d’intérêt, de la dégradation de l’environnement économique international et du coût de l’énergie, et, après avoir atteint des sommets, tombe à un niveau qui met en difficulté les compagnies minières. Le projet d’exploitation des gigantesques réserves de lithium du Dombass par la société australienne European Lithium est à l’arrêt.

Avant février, la demande mondiale de tous ces éléments nécessaires à la transition énergétique augmentait déjà à un rythme tel que l’offre ne suivait pas toujours ; aujourd’hui, entre ralentissement, – voire arrêt – de l’offre pour des raisons techniques, et oscillations au gré de décisions politiques ou stratégiques arbitraires, la situation s’assombrit pour notre capacité à faire face à notre besoin de décarbonation, d’autant plus que nombre de pays se remettent à exploiter frénétiquement les mines de charbon, comme la Chine dans le Sichuan, le Shanxi et le Shaanxi en raison d’aléas climatiques exceptionnels, l’Afghanistan pour faire face à une économie en perdition, l’Australie, la Russie, l’Afrique du Sud, et même les USA. Cet hiver, il en sera probablement de même pour nombre de pays européens.

L’effort est énorme, l’équation est difficile à résoudre, mais nous en connaissons les termes technico-économiques : Réduction des besoins et utilisation frugale des ressources, Diversification, Recyclage des métaux, Indépendance stratégique et recentrage national des filières minières, Recherche de solutions matériaux alternatives, Mix énergétique renouvelable incluant le nucléaire, Production massive d’hydrogène vert et infrastructures afférentes.

La réactivité européenne inédite est encourageante : par exemple l’Allemagne, après des décennies de somnolence biberonnées aux hydrocarbures russes, a baissé sa consommation en gaz de quasiment 30% depuis le début du conflit, visant l’indépendance à court terme, révélant une impressionnante capacité d’adaptation. Elle se dit même prête à affronter un hiver sans gaz russe.

Concernant le recentrage national des filières minières, voire aussi dans une certaine mesure le recyclage des métaux, je vois cependant un écueil qui n’a rien de technique : l’acceptation sociétale et le coût des désagréments à faire revenir sur notre sol ces industries polluantes, gourmandes en eau et en électricité, que nous avions subrepticement repoussées au loin en nous drapant dans une virginité verte.

Les périodes de crises aigües ont au moins la vertu de rendre plus facile la hiérarchisation des priorités, et d’éclaircir le champ des possibles et des nécessités. De l’antiquité à nos jours, les matériaux ont été étroitement associés aux évolutions des sociétés, voire en ont été le moteur. La recherche sur les matériaux, ainsi que la mise en place en amont des filières éducatives appropriées, sont la clef des challenges que nous vivons en accéléré aujourd’hui. Cette clef est en particulier entre les mains des jeunes que nous formons ou que nous formerons, qui pourront y puiser des réponses concrètes à la quête de sens qu’ils ont plusieurs fois exprimée, en particulier à la SF2M. La crise ukrainienne, de manière inattendue, donne aussi encore plus de sens au Livre Blanc de la SF2M. Cette terrible crise aura au moins la vertu d’accélérer des prises de conscience tous azimuts, qui s’avèreront salutaires à long terme. Mais les Ukrainiens en payent chèrement le prix.

Je ne peux achever cet éditorial, déjà trop long, sans une pensée pour ceux qui nous ont quittés : Alain Köster, que j’ai côtoyé durant de nombreuses années à l’École des Mines, Naravanaswami Ranganathan, Annick Percheron-Guégan, Michel Colombié, que j’ai peu connus, et Jean-Marie Welter, qui nous avait accueillis avec beaucoup de bienveillance à plusieurs reprises à Tréfimétaux, dans les années 90, dans le cadre du cours de métallurgie de 1ère année de l’Ecole des Mines ; il y a un an disparaissait aussi Bernard Hocheid, qui fut mon professeur de métallurgie avec son complice François Reverchon, et que je me faisais un grand plaisir de retrouver au Conseil des Sages : ce ne fut pas le cas. Vous retrouverez l’évocation de certaines de ces grandes figures de la communauté dans les pages qui suivent.